Sir Ernest Shackleton au coeur de L’Antarctique.
Il existe des Hommes qui au travers de leurs aventures ont laissé dans les mémoires et les musées des empreintes indélébiles de leurs exploits jusqu’à présent inégalé sur le plan des qualités humaines d’endurance de courage et de loyauté .il en est ainsi de SIR ERNEST SHACKLETON.
En 1914, le pôle Sud a d’ores et déjà été conquis, trois ans plus tôt, par l’explorateur norvégien Roald Amunsen. Dans la « course au pôle Sud », il ne reste guère plus qu’un seul exploit à accomplir : être le premier à traverser l’Antarctique de bout en bout, de la mer de Weddell à la mer de Ross.
C’est l’objectif qui anime l’Irlandais Ernest Shackleton, anobli par le roi Edouard VII en 1909, après une première expédition. Fort de cette expérience, Ernest Shackleton annonce en 1914 vouloir tenter la traversée de l’Antarctique. A ces fins, grâce à un financement par la Grande-Bretagne et des dons privés, il fait affréter deux bateaux : l’Endurance, avec lequel il compte débarquer après avoir traversé la mer de Weddell, et l’Aurora, chargé de mettre en place des dépôts d’approvisionnement sur le chemin de Shackleton puis de récupérer l’explorateur et ses compagnons, après leur périple de 2900 kilomètres à travers le continent de glace.
L’intérêt pour l’expédition est considérable et Sir Ernest Shackleton reçoit plus de 5000 candidatures : il ne garde que 26 hommes. Si l’expédition a évidemment une visée historique, elle poursuit également un objectif scientifique et géographique.
A quelques jours du départ, la guerre semble inévitable. Ernest Shackleton envoie un télégramme pour offrir l’Endurance et les services des hommes à bord. Il reçoit pour toute réponse un laconique télégramme du Premier Lord de l’Amirauté, Winston Churchill : « Poursuivez. » L’équipage largue les amarres le 8 août 1914.
Bloqués par les glaces
Cinq mois plus tard, après être passé par la Georgie du Sud, l’Endurance prend la direction de la baie de Vahsel, le 5 décembre 1914. Rapidement, la banquise morcelée, ou « pack », pose problème au navire, pourtant conçu pour affronter ce type de conditions. La banquise est bien plus dense que ce à quoi s’attendaient Sir Ernest Shackleton et son capitaine, Frank Worsley.
Dans son récit de l’expédition, L’Odyssée de l’Endurance, Shackleton dresse ce tableau de la situation : «On peut comparer une banquise à un jeu de puzzle gigantesque imaginé par la nature. Les fragments du puzzle flottent d’abord séparément et sans ordre ; puis ils se rapprochent et se soudent les uns aux autres jusqu’à ne former qu’un seul bloc que l’on pourrait si l’on voulait (encore qu’avec peine) arpenter à pied. […] Tout l’hiver, le pack dérivant se transforme : la gelée l’augmente, le flottement l’amincit, la pression le plisse. Si, en dérivant, le jeu de puzzle se heurte à une côte (la côte ouest de la mer de Weddell, par exemple), sous la terrible pression qui s’établit alors, un chaos de blocs, d’arêtes, de haies peut s’étendre sur cent cinquante ou deux cent milles [ndlr : 370 kilomètres]. »
Pour avancer, l’Endurance, quand cela est possible, est lancé contre la glace à pleine vitesse à plusieurs reprises, jusqu’à ce que la banquise se fende et laisse passer le navire : « Au premier coup, il taillait dans la glace une entaille en forme de V. L’avant s’élevait presque hors de l’eau, puis le navire glissait en arrière tout en roulant. […] Ensuite, nous faisions machine arrière de deux ou trois cents mètres. Alors, à toute vitesse, le bateau était de nouveau précipité dans le centre du V. Une échancrure se découpait, dans laquelle le bâtiment, comme un grand coin, venait s’enfoncer à plusieurs reprises. Au quatrième essai, généralement, la glace cédait. Une ligne noire et sinueuse comme un trait de plume sur un papier blanc apparaissait, plus large près du bateau… lequel s’y engageait sans attendre ».
Plusieurs fois le vaisseau est stoppé par la banquise puis se libère. Au matin du 19 janvier 1915, le navire est pris par les glaces. A plusieurs occasions, l’équipage se démène, dès qu’une faille se présente, pour tenter de l’élargir et de dégager le navire : sans succès.
L’Endurance, immobilisé, dérive avec le pack, au grand désarroi de Sir Ernest Shackleton, qui écrit ces lignes : « L’été était fini et nous en avions à peine profité. La température était basse nuit et jour, la glace nous enserrait toujours solidement. A 2 h du matin, le thermomètre indiqua – 23 °C. Quelques heures auparavant, un merveilleux brouillard d’or nous était apparu au sud, là où les rayons du soleil déclinant brillaient à travers les vapeurs qui s’élevaient des glaces. […] A l’horizon lointain, la terre se silhouettait encore par beau temps, mais hors de notre atteinte, et vains étaient maintenant les regrets du paradis perdu. »
Le 24 février, après un mois passé à dériver avec le pack, le navire devient une station d’hiver. Les chiens de traîneau sont installés sur la banquise : ils seront, pendant les longs mois à venir, un soutien inestimable pour les hommes. Si le météorologue et le biologiste de l’aventure trouvent à s’occuper, le géologue est quant à lui cruellement démuni : il en est réduit à observer les cailloux trouvés dans l’estomac des manchots.
Bloqué sur la glace, l’équipage assiste à ses premiers mirages : les falaises de glace apparaissent ainsi au-dessus de l’horizon, quelques-unes inversées. Le 15 avril, « le soleil, dans un reflet des couleurs du prisme ; se coucha derrière une bande de nuages juste au-dessus de l’horizon ; une minute plus tard, Worsley [ndlr : le capitaine] vit un rayonnement doré, puis le soleil apparut de nouveau et éleva son demi-disque au-dessus de l’horizon. Un quart d’heure plus tard, Worsley, descendu sur le pont, put voir le soleil disparaître une seconde fois. »
« Le pont tremblait, les poutres s’arquaient »
A partir du 1er mai 1915, la nuit s’installe. Grâce à la réfraction, le crépuscule éclaire encore quelques heures, mais dès 14 h, l’obscurité s’abat sur la banquise. Au fil des semaines, la température continue de chuter, atteignant lors d’un blizzard en juillet – 36 °C, et contraignant les hommes à rester calfeutrés dans le bateau.
Le répit est pourtant de courte durée : rapidement l’eau gèle à nouveau et de terribles pressions s’exercent sur l’Endurance. Les plaques de glace élèvent le navire d’un mètre cinquante avant de le faire pencher un temps de 30 ° à bâbord.
A partir du 23 octobre, les forces à l’œuvre autour du bateau laissent peu d’espoir à Shackleton. Le bordage est arraché à tribord, et des voies d’eau se forment, obligeant pour la première fois l’équipage à mettre les pompes en action. « Les forces débordantes de la nature travaillaient. […] Dans ce monde étrange, nous étions des intrus, tout à fait impuissants ; notre vie était le jouet de forces primitives et brutales qui se moquaient de nos faibles efforts. Déjà, je n’osais presque plus espérer la survie de l’Endurance. »
Le 27 octobre, l’équipage est contraint d’abandonner le navire, lentement broyé par la banquise sous les yeux des marins impuissants et de la faune locale : « Par une singulière circonstance, huit manchots empereurs, sortant d’une fissure de la glace à cent mètres de là, apparurent soudain au moment où la pression était à son maximum. Ils s’avancèrent un peu, s’arrêtèrent et poussèrent quelques cris extraordinaires et sinistres qui résonnèrent comme un chant funèbre. Aucun de nous n’avait jamais entendu les manchots crier ainsi ; l’effet était saisissant. »
Après deux cent quatre vingt-un jours passé prisonnier de la glace, l’Endurance est progressivement englouti. Shackleton avait anticipé la triste fin de son bateau et l’évacuation se passe sans difficultés, alors même que les grandes traverses du navire s’arquent et se brisent, « avec un bruit sec comme un coup de fusil ». L’équipage installe son campement à quelques centaines de mètres de là ; entendant au loin les plaintes et craquements de leur bateau en détresse. Ils ont sauvé tout ce qui pouvait l’être, et emmenés avec eux les trois embarcations. C’est le véritable début de leur odyssée.
La lente marche… et l’attente
Rapidement, Shackleton décide d’entreprendre une expédition. Il permet aux hommes de n’emmener qu’un kilo chacun d’objets personnels. Il ne faut en effet porter que l’indispensable : chaque traîneau, avec un bateau et son chargement, pèse plus d’une tonne. Pour les tracter, quinze hommes sont nécessaires, et il faut faire de nombreux détours, creuser les crêtes de glace pour leur permettre d’avancer. La tâche est épuisante, et les chiens ne sont pas de trop pour aider à traîner la charge. Devant la difficulté de la progression et en attendant des conditions plus propices, les hommes établissent un premier camp, Ocean Camp, où ils passent deux mois.
Le 21 novembre 1915, l’Endurance, qui est encore à portée de vue, achève de disparaître dans les flots :
« Quand il s’enfonça silencieusement dans sa tombe sous la glace, il nous sembla que le moment d’une grande séparation était arrivé. »
Un mois après la disparition du navire, le 23 décembre, l’équipage prend le départ pour une longue marche, dans le but de rallier l’île Paulet. Les hommes vont marcher la nuit, pour profiter du durcissement de la glace, et dormir le jour. En vain : après sept jours de progression, le terrain est jugé trop impraticable. Des crêtes de trois mètres rendent l’avancée particulièrement difficile. En une semaine, les hommes n’ont progressé que de 18 kilomètres. Il leur faudrait 200 jours pour atteindre leur objectif. Shackleton renonce. Il installe un nouveau camp, Patience Camp. Ils y vivront trois mois.
Face à l’ampleur de la tâche qui attend les hommes, Sir Ernest Shackleton commence à rationner sévèrement la nourriture. La principale source d’alimentation consiste en de la viande de phoques et de manchots attrapés sur la banquise. L’huile qu’ils récupèrent ainsi devient également un de leurs principaux combustibles. Mais ces animaux se font de plus en plus rares : la pénurie guette et, nécessité oblige, Shackleton ordonne d’abattre tous les chiens. « Ce fut la plus pénible tâche de tout notre voyage et leur perte nous affligea beaucoup », regrette-t-il.
La faim devient, au fil des jours, l’unique préoccupation des hommes, et elle les tenaille constamment. Pour dégeler l’eau, ils dorment avec des boîtes qu’ils remplissent de glace et qu’ils réchauffent grâce à la chaleur de leurs corps.
Bientôt, à force de dérives avec le pack, la banquise morcelée, Sir Ernest Shackleton se résout à tenter de rallier l’île de Clarence ou l’île de l’Éléphant, dernières îles au Nord, et donc dernières chances d’atterrir avant de se trouver face à l’océan Atlantique.
Vers l’Île de l’Eléphant
Le principal problème auquel sont confrontés les marins est la dislocation de la banquise : elle empêche ainsi les traîneaux de circuler, mais n’est pas assez ouverte pour permettre aux trois canots qu’ils ont sauvé du naufrage de l’Endurance de prendre la mer. Il leur faut attendre. Peu à peu, l’îlot sur lequel l’équipage a installé le camp se disloque à son tour : « A 11 h du matin, une fente soudaine parcourut notre plaque. D’un côté du chenal qui s’ouvrait, je voyais la place où pendant tant de mois ma tête et mes épaules avaient reposé, et de l’autre côté (celui où nous étions), la dépression formée par mes jambes […]. Combien fragile et précaire avait été notre lieu de repos ! ». Le jour même, ce 9 avril, les bateaux sont mis à l’eau : le jour, les marins rament, le soir, ils essaient de trouver une plaque assez large et stable pour les accueillir et établir un camp. Le risque est constamment présent : la plaque peut à tout moment se fendre ou se retourner. Une nuit, une fissure s’ouvre et se prolonge jusque sous une tente, plongeant un membre de l’équipage, Holness, le chauffagiste, dans les eaux glaciales. Il ne doit sa survie qu’à un pressentiment de Shackleton qui, sorti de sa tente, le récupère in extremis, avant que la fissure ne se referme « dans un choc terrible ». Dans les chenaux alentours, les hommes entendent les orques souffler. Une de leur crainte, depuis le début du périple, est d’être confondus avec un phoque par-dessous la banquise et happés par une de ces créatures marines.
« En venant respirer, l’une d’elles pouvait chavirer aisément un canot. Quand elles font surface, elles jettent nonchalamment par le côté des morceaux de glace plus gros que nos esquifs […]. Des marins naufragés, dérivant sur les mers antarctiques, ne sont pas choses imaginées par la philosophie des baleines ; mais en sommeil peuvent se substituer pour le goût aux phoques et aux manchots. Vraiment nous regardions les orques avec appréhension. »
Les conditions sont extrêmement difficiles. Il est impossible d’accoster toutes les nuits, et les trois équipages sont contraints de passer la nuit en mer, fouettés par les embruns, les lèvres craquelées par le sel, par des températures de – 20°C, blottis les uns contre les autres en espérant trouver un peu de chaleur. Peu à peu l’eau douce vient à manquer, et les hommes se partagent un bloc de glace embarqué à bord d’un des canots : « Notre soif devenait terrible. Nous trouvâmes un soulagement momentané à mâcher de petits morceaux de phoque dont nous avalions le sang ; mais notre soif redoubla ensuite sous l’effet de la salaison ».
Après quatre jours de labeur quasi-continu, deux jours sans manger faute de pouvoir cuisiner et les vêtements imbibés d’eau salée, transis par le froid, les trois petits équipages parviennent enfin à l’île de l’Eléphant le 14 avril 1916. Certains hommes sont sévèrement mordus par le gel et, lorsqu’ils touchent terre, le plus jeune d’entre eux, Blackborrow (un passager clandestin à l’origine, devenu cambusier par la suite), est invité à descendre le premier : les pieds gravement abîmés, il s’effondre aussitôt le sol touché. Après avoir mangé et fait un tour des lieux, qu’il faut « quitter au plus vite », Shackleton s’effondre dans sa tente : « La princesse des contes de fées qui ne pouvait pas supporter la présence d’un petit pois sous une pile de sept matelas n’aurait pas compris mon plaisir à sentir sous moi la rugosité des pierres», raconte-t-il.
Dès le lendemain, l’équipage quitte la plage sur laquelle ils avaient abordé et installe son campement plus loin. Rapidement une décision s’impose : l’île de l’Eléphant est éloignée de toutes les routes maritimes, il faut donc aller chercher des secours et tenter la traversée jusqu’à la Georgie du Sud, dans une embarcation de 7 mètres de long, à travers les mers les plus dangereuses du globe.
Sous 50 degrés, il n’y a plus de Dieu
Pour rallier la Georgie du Sud, le périple envisagé est de 800 milles (près de 1500 kilomètres) dans les cinquantièmes hurlants. Les marins ont un proverbe pour désigner ces latitudes :
« Sous 40 degrés, il n’y a plus de lois, mais sous 50 degrés, il n’y a plus de Dieu. »
Le charpentier, Henri McNish, répare et aménage la baleinière James Caird, du nom du principal donateur de l’expédition : les bords sont surélevés, un pont de fortune est aménagé et une mature installée tant bien que mal, le bateau est également lesté d’une demi-tonne. Pour l’expédition, Shackleton prend avec lui son capitaine, Worsley, dont il a « une haute opinion de sa précision et de sa sagacité comme navigateur ». Malgré la bonne volonté de Frank Wild, le commandant en second, il décide de le laisser à l’île de l’Eléphant, afin qu’il veille sur les hommes.
« Tous les hommes savaient que les périls du voyage seraient extrêmes. […] Je décidai de faire appel à des volontaires, quoique vraiment je n’eusse pas été embarrassé pour choisir. »
Shackleton choisit également pour l’accompagner le second officier, Thomas Crean, le charpentier, Harry McNish, ainsi que Timothy McCarthy et John Vincent, tous deux marins. Le 24 avril 1916, le James Caird est mis à l’eau. Sur la grève, l’équipage restant de l’Endurance fait des signaux et pousse trois “Hourra !”. Ils ont beau garder espoir, ils savent que les chances de survie de leurs compagnons sont minces. A bord du bateau, Shackleton n’a pris que quatre semaines de provisions : au-delà de ce délai, si l’embarcation n’a pas atteint la Georgie du Sud, c’est qu’elle et son équipage sont perdus.
Pendant 16 jours, le James Caird progresse, ballotté par les flots. Constamment trempés par l’écume, les hommes dorment tant bien que mal au milieu des éléments déchaînés, par groupes de trois : chacun rampe sous le pont pour y dormir 4 heures, avant de passer 4 heures sur le pont pour y naviguer. Il faut écoper continuellement, et enlever à la hache la glace qui s’accumule et menace de faire chavirer l’embarcation.
« Les crêtes des vagues déferlaient droit au-dessus de nous et nous embarquions beaucoup d’eau, ce qui nécessitait un incessant pompage. Nous voyions les immenses vagues se creuser comme des cavernes avant de s’écrouler. Un bon millier de fois, il sembla que le James Caird allait être englouti ; mais il résista. »
La dixième nuit de leur périple, l’équipage croise la route d’une vague scélérate, ces falaises liquidesprogressant à la surface des océans, terreur des marins les plus aguerris : « A minuit, j’étais au gouvernail. Soudain, vers le sud, m’apparut une ligne claire dans le ciel. J’en prévins les autres ; puis, après un instant, je compris que la clarté en question n’était pas un reflet dans les nuages, mais la crête blanche d’une énorme vague ! Après vingt-six ans de navigation, je connaissais l’océan dans toutes ses humeurs, mais jamais je n’avais rencontré sur ma route une vague aussi gigantesque. C’était un puissant soulèvement qui n’avait rien de commun avec les hautes lames coiffées de blanc, nos ennemis inlassables. Je hurlais :
« Pour l’amour de Dieu, tenez bon, nous y sommes ! »
Suivit un moment d’incertitude qui nous sembla interminable ; puis le bateau se souleva et fut projeté dans un chaos d’eau bouillonnante, tourbillonnant comme un bouchon dans l’écume blanche qui se brisait autour de nous, brutalisé, faisant eau de toutes part ».
Par miracle, le James Caird ne sombre pas, et après de longues minutes passées à écoper, les hommes voient, soulagés, le bateau se stabiliser.
Au matin du 7 mai, Sir Ernest Shackleton et son équipage sont en vue des côtes de la Georgie du Sud mais, en approchant, ils ne trouvent nulle part où accoster. Epuisés et tenaillés par la soif, ils se voient contraints de passer la nuit au large. Au cœur de l’obscurité, « l’un des plus terribles ouragans qu’aucun de nous eût jamais vus » les frappe. Poussés vers la côte, l’équipage écope et tente de s’en éloigner avec l’énergie du désespoir. Après une journée de lutte incessante, la tempête se calme et l’équipage, enfin, parvient à débarquer. La traversée relève de l’exploit, et sa réussite doit beaucoup aux compétences du navigateur, Frank Worsley, qui parvînt à guider le frêle esquif malgré les rudes conditions météorologiques.
Il faut neuf jours de repos aux hommes pour récupérer de leur état d’épuisement. Sur la grève, ils se nourrissent d’eau claire et de jeunes albatros encore incapables de voler. Leur voyage n’est pas terminé pour autant : les courants les ont empêchés de débarquer du bon côté de l’île et le bateau est trop abîmé, il leur faut encore traverser une terre inhospitalière, par une route que personne n’a jamais tentée.
A travers la Georgie du Sud
Le matin du 11 mai, Sir Ernest Shackleton, Frank Worsley et Thomas Crean prennent le départ pour traverser l’île. Sans carte, ils improvisent une route à travers les pics enneigés et les glaciers, se dirigeant encordés, en bons marins, aux commandements “bâbord”, “tribord”, “tout droit”, à travers le brouillard. A plusieurs reprises, les hommes se trompent de direction et sont contraints de rebrousser chemin. Quand nécessaire, à l’aide de l’herminette, un outil du charpentier, ils taillent des marches à même la glace pour descendre les pentes abruptes. Pendant 36 heures, les trois hommes avancent et parcourent plus de 30 kilomètres d’un paysage accidenté qui mettrait en peine des alpinistes chevronnés. Ils progressent y compris la nuit, prenant à peine le temps de se reposer :
« En moins d’une minute, mes deux compagnons dormaient profondément. Si nous nous assoupissions tous, ce serait un désastre, car dans de telles conditions le sommeil peut très bien se terminer par la mort ; aussi au bout de cinq minutes je les rappelais à eux en leur faisant croire qu’ils avaient dormi une demi-heure, et donnai l’ordre du départ. »
En 1956, l’explorateur britannique Duncan Carse fera à son tour la traversé de la Georgie du Sud et écrira à leur sujet : « Je ne sais pas comment ils l’ont fait, seulement qu’ils ne pouvaient faire autrement que réussir ».
Le 20 mai 1916, les trois hommes arrivent à la station baleinière de Stromness après un dernier exploit : le seul sentier praticable s’avérant être le ruisseau d’un glacier, ils le suivent, immergés jusqu’à la ceinture, grelottants, et découvrent au bout une cascade d’une dizaine de mètres, qu’ils descendent en rappel.
A la station, dans leurs tenues dépenaillées et avec une barbe conséquente, l’air famélique, ils sont d’abord accueillis avec suspicion lorsqu’ils annoncent arriver par l’intérieur de l’île. C’est l’administrateur de l’île, Petter Sørle, qui reconnait Shackleton et lui offre l’hospitalité. A la question de savoir quand la guerre a pris fin, il répond à l’explorateur :
« La guerre n’est pas finie. Il y a des millions de tués. L’Europe est folle. Le monde est fou. »
Après des mois passés en isolement total, le choc est grand. Shackleton écrit ces mots : « Nous écoutions avidement tout ce qu’il nous racontait de la guerre et des événements arrivés pendant notre vie loin des humains. Nous étions comme des hommes qui ressuscitent dans un monde devenu fou. Nos esprits s’accoutumaient avec peine des récits […] de vastes champs de bataille rouges de sang, qui contrastaient d’une manière si effroyable avec la blancheur glaciale que nous venions de quitter. […] Quels autres hommes civilisés auraient pu ignorer aussi parfaitement le choc mondial ? »
Dès le lendemain, un vaisseau baleinier va chercher, de l’autre côté de l’île, les trois membres d’équipage restants. S’organise, alors, le secours de l’équipage resté sur l’île de l’Eléphant. Il faudra trois mois, et autant de tentatives avortées face à l’ampleur du pack, avant qu’un navire prêté par le gouvernement chilien, le Yelcho, ne parvienne à atteindre l’île. Sur place, l’équipage a vécu dans des conditions drastiques, sur une île constamment exposée au froid, balayée par des vents de plus de 110 km/h. Grâce aux ressources et à l’énergie de Franck Wild, le commandant en second, les hommes ont tenu bon et, malgré les conditions extrêmes (dans un journal un homme note : « aujourd’hui repas sompteux, presque 150 g de nourriture chacun » ; les médecins de bord ont également amputé avec succès les orteils d’un marin, sans instruments adéquats ni moyens de stérilisation), n’ont jamais perdu espoir.
Le 30 août 1916, Shackleton rejoint enfin son équipage. Lorsqu’il demande, depuis la barque qui le mène à son équipage agglutiné sur la plage, si tout le monde se porte bien, Frank Wild crie en retour : «Tous bien, tous vivants patron ! ». C’est là que se situe le miracle, l’héroïsme, de l’expédition menée par Shackleton. Si l’expédition n’est pas parvenue à traverser l’Antarctique et s’est soldée par un échec, elle n’en tient pas moins de l’exploit. Après plus de trois ans passés dans les régions les plus inhospitalières du monde, aucun membre de l’équipage ne perdit la vie. Ils le doivent à leur extraordinaire résistance mais également à Sir Ernest Shackleton, dont l’inébranlable volonté et l’héroïsme permirent à tous de rentrer chez eux.
L’expédition prit fin en 1917, après que Shackleton eut récupéré les membres de l’Aurora restés de l’autre côté de l’Antarctique. Moins chanceux que l’équipage de l’Endurance, trois hommes avaient trouvé la mort sur la banquise.
Sir Ernest Schackleton mourut, lui, d’un arrêt cardiaque en 1922, alors qu’il venait d’arriver en Georgie du Sud. Inlassable explorateur, il avait repris la mer pour une expédition scientifique. Il était, une ultime fois, reparti à la conquête du pôle Sud, comme aiguillé par sa devise familiale : « Par l’endurance, nous vaincrons ».
BIBLIOGRAPHIE
L’Endurance, 1914-1917Paulsen, 2013
https://www.franceculture.fr/histoire/travers-la-glace-1914-1917-lexpedition-shackleton
Sir Ernest Shackleton au coeur de l’Antarticque. 1907/1909 édition de l’Amateur
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.